Elles allaient et venaient les pieds nus le long de Kenscoff avec à leur charge, leurs paniers qui restaient cloués et fixés à leurs têtes. Destinations: la rue et les coins de la rue. Sòyèt était de la plus large des familles, mais n’avait aucun lien biologique avec les autres membres de sa famille élargie. Elle n’avait pas de pronom propre à elle; ne lui demandez non plus son nom, elle n’était pas sûre d’en avoir un. Son père devait avoir existé, mais elle ne l’a jamais rencontré. Elle sait qu’elle a pris naissance un jour, mais tout cela n’est écrit nulle part; son acte de naissance est enfoui dans les oubliettes. Même quand on le lui présenterait, elle ne pourrait le lire. Sòyèt sait qu’elle existe, mais les nouvelles marginalisations de sa vie rendent les choses compliquées. Elle n’a pas de documents pour se prouver; elle doit se présenter physiquement toutes les fois qu’on lui demande les preuves de son existence. Elle a le teint bruni sous le soleil mordant des journées sans fin, et les orteils se distancient les uns des autres tout comme les pays du Nord se retirent des pays du Sud. On la rencontre chaque matin sur la route de la vie avec des cordes au rein pour se redonner courage.
Sòyèt est la plus jeune d’une génération de femmes du même nom. Elle accuse un égard d’âge de plus de 30 ans par rapport aux autres démunies. Mais autre temps, autres attentes, et autres dérives. Un samedi soir, elle est invitée par les autres commères du quartier à venir apprécier les portraits des fils des autres Sòyèt qui ont vu le jour quelque 30 ans de cela. Avec leurs lampes tètgridap, elles passaient en revue les diapositives de leurs progénitures en passant de leurs squelettes vivants aux corps charnus qu’ils ont développés au fil des ans. Les autres commères se mettaient à raconter leur calvaire, les nuits sans sommeil, les humiliations qu’elles ont connues pendant toutes leurs existences. Chacune d’entre elles raconte comment elles se sont oubliées elles-mêmes pour porter Toto à lire dans les gros livres et devenir quelqu’un.
Sòyèt n’a jamais ouvert un livre, mais elle misait sur Toto, son bâton-vieillesse, pour naviguer à travers les bibliothèques. Elle comprenait que la vie, le succès académique n’était point dans les bruits de la rue. Hier, c’était le temps de l’école, des sciences et des lettres, et des langues. Sòyèt pouvait se permettre de laisser Toto aller et venir dans les rues sans se faire le moindre souci de son retour. Hier, la vie, les enfants, les écoliers dansaient dans un parfait laviron dede. Sans être bête même étant analphabète, elle n’écoutait point les radoteurs d’aujourd’hui qui font croire que pour être un vrai natif natal d’Haïti, il faudrait parler comme un paysan. Elle était assez intelligente pour comprendre qu’il y avait des malfrendengs malhonnêtes et méchants qui prônaient une certaine langue locale alors que leurs fils sont à l’étranger étudier dans cette même langue que les malfrendengs ne veulent plus entendre parler. Elle ne faisait pas de bruit pour ne pas susciter la jalousie, la colère, l’ennui, la malfaisance, et la méchanceté des uns et des autres. Sous sa kolèt tete, elle cachait de la cassave sèche ramenée de loin pour nourrir Toto. Aussi comprenait-elle que son statut d’analphabète n’avait rien de génétique, mais que c’est la méchanceté des uns et des autres qui n’ont jamais cherché à l’éclairer.
mot est devenu pour certains un ennemi public qu’on aurait déclaré persona non grata). Grâce à Toto, Jan Soufle, Joukvini, Timati, Kolmozor (tous des prénoms de pénitence, pour ne citer que ceux-là), Sòyèt a pu visiter la ville, des grandes villes, l’aéroport, l’oiseau volant, Haïti Trans Air, American Airlines, Panam, Air France). Avant d’embarquer dans ce qu’elle appelait des ‘’bourriques qui couraient en l’air,’’ elle multipliait les ‘‘je crois en Dieu.’’ Toto n’avait point honte de sa mère ni de son dyol fobok ; c’est elle qui lui a donné naissance. Joint à sa mère, il levait les mains et les yeux vers le ciel et venir dans les rues sans se faire le moindre souci de son retour. Hier, la vie, les enfants, les écoliers dansaient dans un parfait laviron dede. Sans être bête même étant analphabète, elle n’écoutait point les radoteurs d’aujourd’hui qui font croire que pour être un vrai natif natal d’Haïti, il faudrait parler comme un paysan. Elle était assez intelligente pour comprendre toutes les autres Sòyèt présentes au synode témoignaient de la vertu de l’école et de cette soi-disant langue étrangère dans la mobilité sociale qu’ont connue leurs enfants. Cette vertu est créditée pour avoir aidé des milliers de petits Sòyèt à changer de classe sociale, soit de la masse oubliée à la société des belles têtes, des travailleurs, des intellectuels (ce dernier d’où venait leur réparation sociale. A 15, 000 mètres d’altitude, Sòyèt demandait qu’on la descende de l’avion car elle assimilait l’appareil à une espèce de loup garou et en qualité de servante de Dieu, elle ne pouvait se permettre de se mêler à ces sorciers. Toto qui avait accédé aux grands livres de science rassurait maman et lui rappelait que Dieu est le premier des scientifiques, l’auteur même de toute science. ‘’ Ebyen pitit mwen, depi-w dim, m’oblije
kwè w.’’
De retour en Haïti, les actions de grâces se joignirent aux célébrations. Elle continuait certes à monter et descendre dans la rue pour sécuriser la vie, mais les choses ont bien changé. De ces Toto Sòyèt, d’aucuns se sont retrouvés à la présidence, aux ministères du gouvernement, dans les ambassades à l’étranger, dans les salles de classe au Canada, en Afrique et aux Etats-Unis d’Amérique. Partout où ils passaient, ils brillaient et faisaient asseoir des blancs dont ils devenaient professeurs. Les Toto Sòyèt parlementaires vibraient aux tribunes des Nations Unies et des universités étrangères. Si ces Toto Sòyèt osaient dire qu’ils étaient de mères analphabètes, personne ne les aurait crus. L’école modelée sur le pays dont on a conquis l’indépendance était si forte que Toto n’avait même pas besoin de terminer ses études pour briller. Sòyèt qui n’était pas bête estimait que c’était stupide de décider de la fermeture de tous les hôpitaux d’un pays parce que seul un petit groupe était en santé, ce en vue de ressembler à la masse maladive. Quelle stupidité, criait Sòyèt!
Elle savait, malgré ses limitations cognitives, qu’il existait toujours un parler local, une langue locale, notre créole à nous qui est important car il préserve notre mémoire de peuple, nos chansons, nos contes, nos petites histoires. Ce parler est en nous, il ne peut pas disparaitre, il ne le sera jamais, car c’est notre tradition. Presque tous les peuples de la terre ont une certaine tradition orale précieuse. Mais Sòyèt n’était pas dupe. Elle savait qu’il existait aussi un parler scientifique que Cervantès, Voltaire, Shakespeare (pour ne citer que ceux-là) par– laient et qui est porteur de savoir universel. Elle comprenait, bien avant même que les Nations Unies l’aient reconnu et célébré, que les grands enjeux internationaux se jouent aujourd’hui au niveau de l’AFRAME (L’Arabe, le Français, le Russe, l’Anglais, le Mandarin, et l’Espagnol), si– gle formé pour les besoins de cet article. Vous êtes en d’autres termes, suivant les standards du monde moderne, étrangers à la science et à la culture si vous n’êtes pas un locuteur d’une de ces six langues universelles.
Au contraire des autres Sòyèt jusqu’à la chute des Duvalier, les Toto d’aujourd’hui qui ‘’de- scendent pourtant leur baccalauréat’’ ne savent même plus lire. Au nom d’une certaine masca– rade, politicaillerie, on a chassé une langue par laquelle brillait toute Haïti. Il n’y a eu de gloires haïtiennes, hormis peut-être le football, qui n’aient été francophones. Et même aujourd’hui encore, les quelques rares producteurs qui forcent l’étranger à reconnaitre la valeur haï- tienne sont presque tous francophones. On n’a jamais eu de problème de créole, c’est un acquis; ce qui manquait était l’accès à l’autre langue, celle par laquelle brille Michaëlle Jean.
Ceux qui vivent à l’étranger, ou qui ont déjà fait leur retraite, et qui méchamment ne veu- lent pas que les fils de paysans accèdent au savoir, continuent de bluffer les paysans qu’à force de changer tube en U (physique) an tib en i ; hypoténuse (géométrie) en ipoteniz, on pouvait créer une langue. Ils mènent une lutte de recul au nom des paysans que les paysans eux-mêmes n’ont jamais revendiquée. Les Sò- yèt ont toujours manifesté dans la rue contre la vie chère, le chômage, l’insécurité ; mais jamais n’ont- elles demandé que leurs fils et leurs filles cessent d’être bilingues. Au contraire, elles en étaient fières.
A côté des crimes dont parle Akimbourah, de cet amour du sang innocent dont s’abreuvent des voyous et qui devrait attendre la réponse bouleversante de Dieu telle que le décrit dans Proverbes 6 : 16-19, Sòyèt pleure qu’Haïti soit le seul pays de toute l’Amérique qui ne parle plus une langue académique internatio- nale comme ce fut le cas dans ses années de gloire. Sòyèt remercie tous les malfrendengs hypocrites qui ont kokobe ses fils. Le crime est autant plus criant que même à la faculté de médecine, s’exclama Dr. Desmangles, un étudiant haïtien ne peut plus lire un article sci- entifique car il n’y a aucun et c’est difficile de produire de manuels scientifiques en créole.